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Seniors

Marie-Pierre PRUVOT

«  Je me sentais seul au monde, un étranger parmi les miens.  »

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Pendant plus de 20 ans, elle fut Bambi, star de cabaret au Carrousel et chez Madame Arthur, dont on a célébré cet été le 75e anniversaire. Marie-Pierre Pruvot est ensuite devenue professeure de français dans un collège du Val d’Oise. Aujourd’hui romancière, c’est sous le nom de Jean-Pierre qu’en 1935 la discrète Pantinoise est née. Rencontre.   
Portrait de Pascale Decressac, publié dans Canal n°310, octobre 2022.

Cheveux blonds coupés au carré, robe longue fleurie affinant encore sa silhouette déjà longiligne, sourire discret, yeux rieurs. Assise dans son salon baigné de lumière, Marie-Pierre Pruvot boit à petites gorgées un Coca bien frais. Autour d’elle, des livres et encore des livres. À ne plus savoir où les ranger. «  Je passe mon temps à écrire ou à lire  », confie-t-elle. Elle n’oublie toutefois pas de s’adonner quotidiennement à ses exercices de gymnastique qui maintiennent son corps en forme. Ce corps qui, bien plus qu’une enveloppe, a construit son identité. Son identité de femme. Car c’est dans un corps d’homme que Marie-Pierre est née Jean-Pierre il y a 86 ans dans le village d’Isser, situé au nord de l’Algérie alors française.

Identité contrariée
«  Je me suis toujours sentie fille  », explique-t-elle. Dans les années 30, porter des robes et les cheveux longs est donc une évidence pour le jeune garçon. Mais, à 6 ans, âge de l’entrée à l’école, sa mère lui interdit ces excentricités. Après une période de rejet de l’autorité et des apprentissages, Jean-Pierre finit par exceller en classe. Mais l’adolescence change la donne tant il est complexé d’évoluer dans un corps qu’il exècre. «  Je me sentais seul au monde, un étranger parmi les miens.  » Parti étudier au lycée à Alger, il déserte rapidement les salles de classe tant son mal-être est grand. La découverte d’un spectacle de travestis au Casino de la corniche lui donne enfin espoir…
De maigres économies en poche, il quitte la Ville blanche pour Paris où, fin 1953, le cabaret de Madame Arthur lui laisse sa chance à condition d’être émancipé. Sa mère, d’abord horrifiée, décide de lui faire confiance. À une époque où s’habiller en femme lorsque l’on est un homme peut conduire en prison, Jean-Pierre choisit de devenir Marie-Pierre et Bambi, «  créature  » au cabaret de Madame Arthur, puis au Carrousel.
Ainsi, elle devient l’une des artistes transgenres des années 50 les plus célèbres de France. Les tournées, les amies, les amours… Une vie de paillettes dont elle garde un excellent souvenir. Sa copine Coccinelle découvre bientôt les œstrogènes et la possibilité de se faire opérer pour changer de sexe. Elle sera la première. Bambi suivra. Si une telle opération est évidemment effrayante, Marie-Pierre estime ne pas avoir eu le choix. «  Qu’importe si je meurs puisque si je ne suis pas femme, je ne vis pas  », pense-t-elle alors.

Changement de cap
Devenue Marie-Pierre dans son corps et à l’état civil, Bambi se produit sur scène pendant deux décennies. Mais sa mère, toujours à ses côtés, la met en garde : «  La beauté ne dure pas…  » Alors elle passe son bac à 33 ans et poursuit ses études de lettres. Licence, maîtrise puis Capes : la voilà qui quitte la scène en 1974 pour l’estrade du collège de Garges-lès-Gonesse. Un changement de vie et de décor dans lequel l’ancienne artiste fait carrière pendant 25 ans.
Une vie rangée, toute simple, où son passé est totalement ignoré. «  J’ai adoré la transmission et les rires des enfants.  » Enseignante épanouie, elle n’a jamais rien divulgué de son histoire. Parmi ses collègues et ses élèves, personne ne connaît son secret.
Une fois à la retraite, elle profite de l’oisiveté qui lui est enfin offerte pour lire et relire Proust, son alter ego auquel elle a consacré son mémoire de fin d’études. «  Il m’a montré la voie et m’a donné l’envie de lire et d’écrire.  » Écrire justement devient l’autre moteur de sa nouvelle vie. Une amie lui suggère de raconter son histoire si singulière. Frileuse d’abord, elle s’y résout finalement. Les neuf ouvrages signés Marie-Pierre Pruvot – dont six largement autobiographiques – ne sont qu’un échantillon de ce qu’a couché sur le papier la Pantinoise.
Elle qui sort peu désormais continue toutefois de fréquenter le Ciné 104 et le restaurant attenant. Si elle salue les évolutions qu’a connues la société française en matière de sexualité et d’identité, elle avoue être un peu perdue face aux questions de fluidité du genre et conseille aux jeunes se posant des questions de prendre le temps de réfléchir pour ne jamais avoir de remords.
Et, quand Marie-Pierre repense à son parcours, elle estime avoir eu «  une vie agréable  ». Son seul regret : ne pas être une autrice reconnue. Mais l’élégante octogénaire n’a pas dit son dernier mot et n’a sans doute pas fini de nous surprendre…

Plus d’informations sur Marie-Pierre Pruvot sur son site internet.

Madame Arthur et les autres…
Bambi a été l’une des figures emblématiques de Madame Arthur, le premier cabaret de travestis de Paris. Ayant ouvert en 1946, il est, dans les années 50, un haut lieu des nuits parisiennes. À l’époque, tous les artistes transgenres de renom, surnommés les créatures, s’y produisent en effet. Derrière le piano, Joseph Ginsburg et son fils, un certain Serge Gainsbourg, que Bambi a côtoyés. En 2013, Bambi, un documentaire de Sébastien Lifshitz a retracé l’histoire de cette grande dame qui, un an plus tard, se voyait remettre par Roselyne Bachelot, alors ministre de la Culture, les insignes de Chevalier de l’ordre national du Mérite.