© ville de Pantin 

Art contemporain

Les femmes de l’art prennent le pouvoir

Au sein d’Artagon, résidence d’artistes installée depuis octobre au sein de l’ancien collège Jean-Lolive mis à disposition par la ville de Pantin, de nombreuses jeunes femmes, créatives et militantes, font entendre leur voix, celle d’un nouveau féminisme, et donnent vie à une nouvelle scène de l’art galvanisante.
Article de Anne-Laure Lemancel, publié dans Canal n°314, mars 2023.

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Des corps de femmes nues sur des supports divers – vidéos, photos, céramique, installations… Dans son atelier, Marilou Poncin, 30 ans, diplômée des Arts déco de Paris, récemment exposée à Tokyo, planche sur son obsession artistique : la construction de l’imaginaire érotique autour du corps des femmes. Des cam girls aux love dolls, en passant par la bimbo, elle revisite, par le biais de la fiction, les stéréotypes de la pop culture. Un mix documentaire/vidéo kitsch qui interroge le féminisme, l’empowerment des corps et l’influence des technologies sur nos sexualités.
Dans l’une des pièces voisines – chaussures de drag queen pailletées au plafond, combinaisons moulantes sur cintres – Aïda Bruyère, 27 ans, longiligne silhouette étirée par un pantalon zébré, travaille autour du maquillage, «  outil de métamorphose, de camouflage et symbole de l’hyperféminité  », que cette diplômée des Beaux-Arts de Paris se réapproprie. Le pitch de son prochain film, Destroyerz III ? Après une crise sanitaire, une poignée d’ados féministes, seuls rescapés, reconstruisent le monde avec leurs armes...
Dans son bureau partagé, la conceptrice de films, de sculptures 3D et créatrice d’un label électro, Lou Fauroux, explique : «  Dans mes œuvres, je donne pouvoir, force et dignité à mes personnages queer.  » Au fondement de son travail, l’écriture d’un mémoire sur le queer gaze, littéralement le regard queer. «  Je me suis demandé quels furent mes modèles dans la pop culture en tant que lesbienne. Toutes mouraient à la fin du film, étaient punies ou interrompues dans leur trajectoire par l’apparition d’un homme.  » Cruelle injustice.

Réparer les injustices

Ces réflexions vivifiantes s’épanouissent dans un seul et même lieu : Artagon, une résidence d’artistes créée par l’association éponyme, installée depuis l’automne aux Quatre-Chemins. Parmi les 50 artistes émergents qui y ont pris leurs quartiers, dignes représentants d’une création contemporaine en pleine ébullition, les femmes se taillent la part du lion puisqu’elles sont plus d’une trentaine. Ainsi rééquilibrent-elles leur relative mise à l’écart du monde de l’art. «  Aujourd’hui, je suis prise au sérieux car j’expose au Palais de Tokyo. Mais lorsque j’étais étudiante, dans les vernissages, on me renvoyait toujours à ce sentiment : “ T’es mignonne, mais tais-toi”  », déplore Aïda, avant de poursuivre : «  Des boys clubs verrouillent parfois les accès de ce monde de l’art.  »
Depuis son studio de montage, Fantino, un pied dans le  cinéma, l’autre dans l’art contemporain, regard décalé porté sur les marges et le soi-disant réalisme du documentaire, complète : «  Au début, je ne me sentais pas à l’aise dans ce milieu. La faute au machisme ambiant. Et puis, j’ai rencontré des artistes femmes. Leur positionnement a résonné en moi.  »
Des ressentis que corrobore le travail de Contemporaines. Composée d’une quarantaine de membres, cette association milite, depuis Artagon, pour l’égalité de genre dans l’art. Ses armes ? Les chiffres. Concrets. Implacables. Exemples : si 67% des étudiants en école d’art sont des femmes, seules 38 % de professionnelles sont exposées dans les galeries. De même, seules 20 % de femmes sont soutenues par les fonds publics. Leur salaire ? 24 % plus faible que celui des hommes. Etc. « Et, selon les disciplines, c’est parfois pire !, s’insurgent Elora WeillEngerer, Lorraine de Thibault, Mathilda Portoghese et Amina Bamieh. Par exemple, aucune institution ne fait vraiment confiance aux femmes pour des œuvres monumentales. Pas assez de muscles ? De technicité ? On veut comprendre ! Les réponses, complexes, dépendent sûrement de biais cognitifs inconscients dans la société.  »

Convergence des luttes

Mais la lutte féministe ne saurait être la seule à Artagon où les combats s’entrecroisent joyeusement. Ainsi, à sa condition féminine, s’ajoute, pour la photographe Alexia Fiasco, en quête de ses racines via des portraits de famille imaginaires sur la terre de ses ancêtres capverdiens, le statut d’enfant immigrée. «  Mes pairs et moi sentions que nous n’avions aucune légitimité à occuper l’espace culturel, ni comme exposants, ni comme visiteurs, remarque-t elle. J’ai travaillé pour des galeries, des fondations et je devais sans cesse justifier ma place de femme noire, issue des quartiers.  » Pour déjouer cette fatalité, elle a fondé avec son homologue, la photographe franco-marocaine Mariam SaintDenis, le collectif Filles de blédards, féministe et décolonial, qui remet l’immigration au centre de l’art, par le biais de curations, de projections et de festivals.
Les questions de l’immigration et de l’identité traversent également le travail de Mihena Alsharif et Farrah Youssef. Avec leur podcast Trans de vie, elles questionnent la transidentité via le prisme maghrébin. «  Il existe une différence entre nos expériences de transition et celles de personnes blanches, hors Seine-Saint-Denis. Transitionner peut engendrer la précarité économique, l’exclusion familiale. C’est cela que nous partageons », explique Mihena.
Derrière son piano, Chouf, 30 ans, ex-travailleuse sociale auprès des usagères de crack, reconvertie en poétesse, lutte pour sa part contre quelques clichés à la dent dure : «  Comme femme d’origine maghrébine, on me catalogue davantage dans le rap, espace misogyne par excellence. Les hommes y monopolisent la parole et proposent une unilatérale vision du monde...  »

Regarder autrement

Devant ces constats accablants, certaines créatrices d’Artagon s’emparent de ces sujets à bras le corps. Ainsi la photographe Laura Lafon, dont le travail, notamment au Kurdistan turc, entre fiction et documentaire, s’inscrit aux lisières de l’intime et du politique. Après avoir constaté une absence de femmes photographes lors de son expérience d’iconographe au journal Libération, elle officie désormais comme directrice artistique du magazine Gaze, qui pose des regards féminins et queer sur le monde. «  Nos imaginaires sont uniquement forgés par des hommes, déplore-t-elle. À Gaze, nous constituons un tremplin pour les femmes photographes, dont certaines exposent désormais à la Maison européenne de la photographie.  » À ses côtés, la documentariste Gladys Peltier, qui a souffert du machisme lors de ses expériences professionnelles précédentes, fan de la féministe Reine Prat et d’Alice Guy, première réalisatrice de l’histoire, achève un film sur la présence des femmes dans le monde de l’art. «  Je pars de la figure d’une peintre, Noura, qui finit par rejoindre d’autres artistes féminines. Elle chemine ainsi de l’isolement vers le collectif », résume-t-elle.
Le jeu collectif : là réside peut-être l’une des clés. Contemporaines mise en tout cas sur cet aspect en organisant des systèmes de mentorat entre artistes confirmées et novices, mais aussi des formations professionnelles. «  Nous fonctionnons comme un girls club, où se jouent la sororité, le partage de tuyaux, d’idées. Contemporaines devient un mot de passe, une référence…  », éclairent ses membres. «  De plus en plus, les femmes se donnent du pouvoir, de la force entre elles  », renchérit Fantino. Et nul doute qu’Artagon, avec son foisonnement, ses ateliers et formations, contribue à ce phénomène que l’on ne peut plus ignorer : l’émergence, dans le monde de l’art contemporain, d’une scène féminine forte, puissante et jubilatoire.

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